L’approvisionnement est l’un des domaines où l’on a constaté les plus grandes faiblesses. Les chaines d’approvisionnement ont par le passé fait l’objet d’optimisations sans merci, axées sur la rentabilité, ne leur laissant qu’une très faible capacité d’adaptation aux fluctuations soudaines dans la demande – comme l’ont constaté avec grand désarroi les consommateurs qui tentaient de se constituer des réserves de papier de toilette.
Au cours des 30 dernières années, avec la montée de la mondialisation et de l’externalisation, les assises manufacturières de la planète se sont transportées massivement vers les pays d’Asie, tout particulièrement vers la Chine, qui fabrique plus de 50 % de tous les EPI du monde (en anglais seulement). La province du Hubei, où le virus a frappé pour la première fois, est l’un des centres manufacturiers les plus importants du pays. Au fur et à mesure que les gouvernements de partout se rendaient compte du nombre effarant d’EPI qui seraient nécessaires, la coopération internationale s’est rompue. Les exportateurs ont suspendu les livraisons, et les acheteurs se sont retrouvés à lutter désespérément pour obtenir masques, blouses, gants et lunettes de protection, obligés d’entrer en concurrence avec des pays voisins auprès de fournisseurs de leur propre marché intérieur. En mars, l’Organisation mondiale de la santé lançait un appel en faveur d’une augmentation de 40 % de la production d’EPI, pour avertir du même coup l’ensemble des pays et intervenants que les problèmes d’approvisionnement « dus à une demande plus forte, aux achats paniques, à la constitution de stocks et à l’usage abusif » mettaient en danger la vie des travailleurs de la santé œuvrant en première ligne.
« La chaine d’approvisionnement mondiale s’est tout simplement arrêtée parce que tout le monde voulait le même produit au même moment, même si tous n’en avaient pas besoin en même temps, dit Mathias Elmfeldt, expert en logistique hospitalière chez WSP en Suède. Cela a occasionné une perte de confiance dans le système, et c’était justifié – on ne peut pas faire confiance à un système imparfait. » Toute possible coopération a échoué, puisque le système n’était pas prévu pour cela. Et une fois la crise déclarée, il est déjà trop tard. Le problème relève en partie des sphères de la politique mondiale, mais se bute aussi à des obstacles plus concrets. Par exemple, toujours selon Mathias Elmfeldt, le secteur des soins de santé n’utilise pas de langage normalisé pour nommer et décrire l’équipement médical. « Il est impossible de coopérer s’il n’y a pas d’absolue transparence au sujet des fournitures. Par exemple, un tube donné peut avoir plusieurs noms différents, alors même si on dispose d’une foule de systèmes électroniques, c’est impossible de regrouper et de résumer l’information à propos du niveau des stocks. » L’organisme sans but lucratif GS1, inventeur du code à barres, a élaboré un vocabulaire commun pour désigner non seulement l’équipement, mais aussi tous types de concepts propres aux hôpitaux, au personnel soignant et aux patients. Mathias Elmfeldt est d’avis que ce système pourrait améliorer l’efficacité et la résilience dans de nombreux domaines. Mais bien que le secteur extrêmement concurrentiel de l’alimentation au détail emploie un système équivalent depuis 30 ans, le secteur des soins de santé met beaucoup de temps à l’adopter.
Des initiatives sont déjà en cours pour accroître les capacités manufacturières régionales en vue de contrer une dépendance excessive envers les fournisseurs chinois. Selon Mathias Elmfeldt, les fournisseurs locaux pourraient améliorer leur compétitivité en tirant parti de la numérisation, de l’automatisation et de l’impression 3D, mais il faut aussi que les stratégies d’approvisionnement cessent de se limiter au prix le plus bas pour tenir compte aussi de facteurs comme la proximité, les délais et la diversité géographique. Les systèmes de planification des besoins matières (PBM) pourraient aussi mieux exploiter l’intelligence artificielle, tout comme l’intelligence humaine, pour établir des prévisions pour tout un éventail de scénarios différents, plutôt que d’envisager l’avenir comme un simple prolongement du passé récent.
« Si l’on arrive à catégoriser les articles et à comprendre la demande potentielle, alors il devient possible de constituer une réserve de ces articles très importants et de les entreposer. Et on pourrait aussi avoir des exigences plus strictes, qui imposent de faire appel à des sources d’approvisionnement multiples ou à des fabricants régionaux, poursuit-il. Auparavant, nous nous contentions d’acheter de l’entreprise la moins chère, pour nous apercevoir en définitive que tout était fabriqué en Asie. Aujourd’hui, nous pourrions nous fixer des critères comme disposer d’un fournisseur situé en Europe, ou à une distance de cinq heures. » Les produits venant d’Asie par porte-conteneurs peuvent prendre deux mois pour nous parvenir, fait-il remarquer, un délai inacceptable pour des articles essentiels.
L’adaptation d’entreprises manufacturières locales est aussi un bon moyen de puiser à la plus grande source de résilience du système : les personnes qui le composent. « J’ai constaté qu’une grande part de toute l’agilité déployée, pour réagir et s’adapter rapidement à la COVID, était le fait des personnes elles-mêmes. Et que ces personnes se sont révélées vraiment, vraiment excellentes dans ce rôle, ajoute Mathias Elmfeldt. Et ce sera encore le cas la prochaine fois. »