Étendre l’infonuagique à la périphérie de réseau

 Article de Tony Whitehead 

Il est maintenant presque universellement admis que nous ne retournerons pas tous au bureau, du moins pas à temps plein. Quelles incidences cela aura-t-il pour les nombreux bâtiments commerciaux qui seront alors inexploités? Tandis que le monde post-Covid commence à prendre forme, les propriétaires doivent trouver des solutions pour reconvertir plusieurs millions de pieds carrés d’espaces de bureau.  

Généralement, dans le secteur de la construction, on détruit pour bâtir autre chose, mais cette solution est devenue obsolète, le gâchis de matériaux et les émissions de carbone intrinsèques qu’elle engendre étant de moins en moins acceptés. Si seulement il existait un groupe d’usagers bien nantis, qui soient à la recherche d’espaces de travail, soucieux de leur empreinte carbone et qui n’attendraient que d’occuper tous ces locaux vides!

L’idée n’est pas aussi farfelue qu’il y parait. Dire que le secteur des centres de données grandit est un euphémisme. Quelque 100 G$US ont été injectés dans cette catégorie d’actifs pendant la dernière décennie, et il semble que ce ne soit qu’un début. La quantité de données créées et utilisées dans le monde s’accroit à une vitesse vertigineuse, et près de 90 % des données actuelles ont été créées au cours des deux dernières années.

D’après Seagate, la sphère de données mondiale passera de 45 zettabytes en 2019 à 175 zettabytes d’ici 2025; une prédiction qui pourrait même être sous-estimée, vu les incidences remarquables qu’a eues la pandémie sur le trafic Internet. Avant la Covid, on prévoyait déjà une hausse importante de 28 % en 2020. Avec la pandémie, les conférences Zoom et l’école à domicile, entre autres, ont fait augmenter le trafic mondial de 47 %, un chiffre stupéfiant qui reflète l’augmentation de l’utilisation des données.

Inutile de savoir ce qu’est un zettabyte* pour comprendre qu’il s’agit là d’un marché en pleine croissance. Or, comme tout nouveau secteur en expansion, il comporte certains défis. Tout d’abord, les centres de données, qui consistent en de grands entrepôts hébergeant essentiellement des processeurs et leurs supports, utilisent une quantité impressionnante d’électricité. Un centre de données individuel nécessite généralement 30 à 60 MW, tandis que les centres de données à très grande échelle peuvent utiliser 250 à 500 MW d’électricité, soit autant qu’une petite ville. D’après certaines estimations, les centres de données du monde entier consomment déjà autant d’électricité que toute l’Espagne. L’empreinte carbone des données devient un enjeu de taille. Les centres de données occupent aussi un vaste territoire, ce qui fait qu’en général, ils sont installés dans des zones excentrées plus abordables. Le plus grand centre de données du monde, The Citadel, qui est en construction au Nevada, s’étend sur 7,2 millions de pieds carrés, ce qui équivaut à près de 100 terrains de soccer. Il comprend également le plus grand bâtiment de traitement de données individuel du monde d’une superficie de 1,3 million de pieds carrés.

On pourrait faire d’une pierre deux coups en mettant à contribution les immeubles à bureaux vides pour y installer ces remarquables centres. Cela procurerait aux propriétaires plus que des loyers élevés. « La majorité du carbone intrinsèque généré par un centre de données vient de la construction de ses fondations, de sa structure et de son enveloppe, fait remarquer Ben Stanley, consultant en développement durable de centres des données chez WSP, au Colorado. Réutiliser des bâtiments éviterait de produire ces émissions et améliorerait l’empreinte carbone de l’exploitant. »

Il y a une raison encore plus évidente de convertir les bâtiments du centre-ville en centres de données qu’on appelle « l’informatique en périphérie de réseau ». Cette tendance consiste à décentraliser le stockage des données pour le rapprocher des utilisateurs et appuyer les applications qui sont de plus en plus présentes, comme l’Internet des objets. Le cabinet d’analyse en technologie Gartner prédit que près de 75 % de l’ensemble des données pourraient être stockées en périphérie du réseau, par rapport aux 10 % qui le sont actuellement. Les centres de données en périphérie de réseau sont plus petits, souvent spécialisés pour un client ou un secteur en particulier, et implantés plus près des centres urbains. C’est parce que la vitesse est plus importante que l’échelle, explique Kevin Imboden, gestionnaire principal de recherche pour le groupe de services-conseils du centre de données mondial Cushman & Wakefield qui se trouve dans la Silicone Valley en Californie. « Les centres de données en périphérie de réseau offrent certains avantages par rapport aux centres de données à très grande échelle qui sont excentrés, car il y a de nombreuses applications pour lesquelles la latence, c’est-à-dire le temps de réponse entre la demande d’information et la réception de l’information, est cruciale. »

Cela explique pourquoi les centres de données haute performance sont situés à proximité des pôles financiers, comme à Londres et à Francfort, car cela permet de mettre en place des systèmes d’échanges commerciaux automatisés pour bénéficier des petites fluctuations du marché. Kevin Imboden envisage d’autres applications potentielles : « Si les voitures sans chauffeur finissent par devenir la norme, elles auront aussi besoin d’une faible latence, et donc de centres de données à proximité. »

Les occasions de conversion pourraient aussi venir des récents changements du type de marché des centres de données. « Les services infonuagiques, qui sont souvent situés dans de grands centres de données excentrés, peuvent être coûteux, souligne Kevin Imboden. Cela incite les utilisateurs à adopter une approche hybride. » Ainsi, en plus des services hébergés dans des locaux excentrés, d’autres pourraient être fournis par des processeurs privés qui seraient situés dans un centre de données partagé ou en colocation, ou même directement dans les bureaux. « S’ils nécessitent une faible latence, les services peuvent provenir d’un petit centre de données spécialisé en ville. Les entreprises peuvent répartir les services en fonction de leurs besoins. Les petits déploiements seront de plus en plus utiles à mesure que l’informatique en périphérie se développe. » 

Les demandes sont très différentes pour ce qui est de la structure ou des services. Il ne suffit donc absolument pas d’échanger des bureaux contre des serveurs et leurs supports. 

Étant donné qu’ils ont besoin d’être approvisionnés en électricité de manière ininterrompue, les centres de données doivent disposer de batteries de grande capacité pour pallier d’éventuelles interruptions du réseau en une microseconde. Ces batteries sont généralement installées au rez-de-chaussée. « Même s’il faut seulement fournir de l’électricité pour quelques minutes (le temps que les générateurs d’urgence peuvent prendre pour s’allumer), cela requiert beaucoup d’électricité et de batteries lourdes, précise Rich Donaldson, ingénieur en chef chez WSP, kW Mission Critical Engineering à Atlanta, en Géorgie. Les générateurs sont aussi essentiels et lourds, ajoute-t-il. Les serveurs et leurs supports pèsent plus lourd que les installations de bureau, Donc il est structurellement plus simple de les installer au rez-de-chaussée. En général, les centres de données n’ont qu’un seul étage pour réduire les coûts de construction, mais ils peuvent en compter plusieurs si leur superficie est limitée. »

Le poids de l’équipement n’est pas la seule différence. Il y a aussi la hauteur sous plafond. Le plafond d’un centre de données est environ 1,5 fois plus élevé que celui d’un espace de bureau. Il faudrait donc deux étages d’espaces de bureaux pour héberger un centre de données. « Les centres de données nécessitent généralement une hauteur de plafond de 14 pieds, dont 4 ou 5 pieds d’espace vide sur le dessus pour permettre le refroidissement des machines et l’installation des infrastructures de services supplémentaires dont ils ont besoin », explique Rich Donaldson. L’approvisionnement en électricité actuel devra être suffisamment accru, et l’entreprise de services publics pourrait ne pas être en mesure d’acheminer davantage d’électricité ou manquer d’espace pour installer un poste électrique. Mentionnons, enfin, les infrastructures de réserve : il est plus difficile de stocker et de distribuer du mazout dans les centres-villes, par exemple. 

Malgré les défis techniques, il y a de plus en plus de conversions réussies. « Une ancienne imprimerie a été convertie à Londres. Vu le lien avec la diffusion de l’information, cela semble assez symbolique, déclare Kevin Imboden. Ça a fonctionné, parce qu’une source d’alimentation en électricité industrielle existait déjà pour faire fonctionner les presses. Il y avait beaucoup d’espace du sol au plafond, et la structure était robuste en raison du poids des machines d’imprimerie. » Il évoque également la récente conversion d’un centre commercial dont le plafond était assez haut pour pouvoir héberger les services additionnels d’un centre de données. Pour ce qui est de la conversion d’immeubles de bureaux, il explique qu’il y a du potentiel : « Je verrais bien une petite installation près d’une antenne de téléphone 5G ou en haut d’un bâtiment pour connecter les utilisateurs qui se trouvent en dessous. »

Dans les faits, les centres de données convertis sont déjà bien établis à Hong Kong. Compte tenu de sa petite taille et de sa forte densité de population, la ville manque de territoire excentré qui soit abordable. Et pour cette même raison, elle n’a pas de problème de latence; une bénédiction pour le secteur des services financiers qui y est implanté. Là-bas, les centres de données se trouvent non pas dans d’anciens immeubles de bureaux, mais dans des entrepôts convertis.

« À Hong Kong, en raison des contraintes spatiales, il existe des entrepôts à plusieurs étages, explique Eric Sin, directeur exécutif chez WSP et spécialiste en conception de centres de données. Avec le déclin de l’industrie lourde, ces bâtiments se sont trouvés vacants et nous avons bénéficié de primes gouvernementales pour les transformer en centres de données. Même s’ils comportent plusieurs étages, il est logique de convertir ces bâtiments, car ils possèdent des structures en béton lourd et une grande hauteur sous plafond. De plus, leur exploitation est plus abordable que celle des immeubles à bureaux centraux, et ils se trouvent en dehors des zones résidentielles. Le bruit et l’odeur des générateurs fonctionnant au diesel posent donc moins de problèmes. »

WSP est en train de convertir les quatre étages d’un ancien entrepôt afin de bâtir un centre de données de 6 MW pour l’un de ses clients. « Chaque conversion comporte son lot de défis, explique la collègue d’Eric Sin, Lydia Lun, qui est architecte et gestionnaire de projet pour WSP Chine. La compagnie électrique devra fournir deux blocs d’alimentation de 11 kV supplémentaires pour répondre aux exigences du système d’évacuation de la génératrice qui est constitué de lamelles disposées sur un toit plat, et il y a peu d’espace à la verticale pour les montants. La planification doit donc être très efficace. »

À l’avenir, les améliorations continues apportées à la conception des logiciels devraient améliorer la convertibilité de plus de bâtiments restreints : « Les critères des centres de processeurs sont déjà moins exigeants qu’avant, précise Kevin Imboden. Par exemple, la température ambiante idéale pour les processeurs était de 60 °F, alors qu’elle se situe maintenant autour de 75 °F. Moins de refroidissement nécessaire signifie plus d’efficacité. Il y a dix ans, l’efficacité des centres de données en matière de consommation électrique était de 1,7; le « point sept » représentant l’électricité qui servait à refroidir les installations et à faire fonctionner les activités indépendantes des processeurs. Aujourd’hui, avec l’augmentation de la chaleur et les systèmes de refroidissement et d’évaporation plus efficaces, on atteint plutôt 1,2, voire moins. » D’autres innovations, comme le refroidissement des supports à serveurs étanches avec du liquide, commencent à avoir des incidences, et on pourrait moins avoir besoin d’usines volumineuses climatisées. 

Comme dans d’autres secteurs, à mesure que les émissions de carbone opérationnelles diminueront, le carbone intrinsèque des bâtiments représentera une plus grande part de la quantité totale des émissions, et cela incitera aussi à réutiliser les structures actuelles plutôt que de répondre à la demande en bâtissant de nouvelles constructions. 

Le fait de déplacer les capacités des centres de données dans les villes permet également d’utiliser les grandes quantités de chaleur qui sont dégagées par ces installations, en particulier dans les régions au climat froid. Pour le siège social d’Amazon terminé en 2018 au centre-ville de Seattle, la conception des services de bâtiments de WSP comprenait l’installation de canalisations permettant d’acheminer la chaleur perdue d’un centre de données adjacent à une usine de services publics centrale. Cela a contribué au développement du projet dans son ensemble et permis de dépasser les exigences locales strictes en matière de consommation énergétique. Dans le même ordre d’idées, un centre informatique haute performance de 4 MW et de 98 000 pieds carrés, conçu par kW MCE au centre-ville, récupère de la chaleur de déperdition pour approvisionner un gratte-ciel voisin en eau chaude. Cela pourrait aussi constituer une solution pour les bâtiments résidentiels : à Amsterdam, un plan prévoit d’utiliser l’eau chaude du système de refroidissement d’un centre de données pour chauffer les habitations locales. 

La réussite de la conversion de n’importe quel bâtiment en centre de données reviendra à bien repérer les possibilités et à élaborer une conception minutieuse. Fondamentalement, c’est un moyen essentiel pour étendre les terrains exploitables des marchés matures, explique Austin Wikner, directeur chez WSP. Son équipe chargée des services de bâtiments à Londres travaille déjà sur une étude de faisabilité, et il pense qu’il y aura de nombreux autres projets comme celui-ci à venir. « Il y a des défis, mais nous pouvons les relever et, ce faisant, nous permettons aux entreprises chargées des centres de données d’accéder à des espaces qui n’étaient pas disponibles avant, déclare-t-il. C’est semblable à ce que font les grands promoteurs qui rebâtissent maintenant des voies de chemin de fer et des sous-stations électriques. Beaucoup de sites facilement accessibles sont pris, alors nous devons travailler un peu plus dur pour trouver de nouvelles possibilités. »

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