La compensation doit-elle faire partie des solutions pour des émissions nettes nulles?

Alors que de nombreux segments de la société entament la transition vers des émissions nettes nulles et de nombreux autres se préparent à le faire, quel rôle jouera la compensation dans les efforts de décarbonation? S’agit-il d’une carte « sortez de prison sans payer » ou d’un ingrédient légitime du cocktail de solutions vers des émissions nettes nulles?

 Un rôle indéniable 

La nécessité de réduire les émissions de carbone ne fait aucun doute. On s’entend également sur le fait que, après plus d’un siècle de dépendance aux hydrocarbures, la décarbonation de nos sociétés pourrait prendre des décennies. À ce jour, quelque 1 500 entreprises ont pris des engagements visant des émissions nettes nulles et bon nombre d’entre elles commencent à se demander si elles devraient inclure la compensation dans leurs cibles de décarbonation à long terme et comment le faire.

Tim Morrison, directeur du secteur de l’aviation de WSP au Royaume-Uni, est convaincu que, si la réduction de la consommation doit constituer l’objectif suprême, la compensation va jouer un rôle clé dans l’atteinte d’objectifs d’émissions nettes nulles. « En tant que société, nous aimons pouvoir nous dire que les solutions sont claires et que tout est réglé, mais le fait est que nous n’avons tout simplement pas de toutes les solutions nécessaires à l’heure actuelle. Il faut que les membres du public comprennent que ces choses progressent au fil du temps – on parle ici d’un horizon de 30 ans pour arriver à des émissions nettes nulles. Beaucoup de choses vont se produire et émerger durant cette période, mais entre-temps, il est d’importance capitale que nous disposions d’un cocktail de solutions, et la compensation joue un rôle indéniable dans les efforts de décarbonation. »

Des difficultés surgissent toutefois lorsqu’il s’agit de définir et de quantifier la compensation de manière exacte, ainsi que les critères d’utilisation de tels projets. Un survol même rapide de l’éventail de projets de compensation et leurs fournisseurs, ainsi que des énormes différences de prix entre eux soulèvent plus de questions que de réponses. Quel type de projets de compensation devriez-vous choisir? Quelle proportion de vos émissions de carbone peut être compensée? Quel en sera le coût? Comment savoir si des crédits carbone sont crédibles et de bonne qualité? Des crédits vendus pour planter des arbres qui ne sont pas entretenus ou protégés durant leur cycle de vie ne représentent pas une mesure de compensation significative. Non plus que des crédits investis dans des projets d’énergies renouvelables dont l’attrait financier est si grand que leur viabilité économique n’a jamais fait aucun doute; les entreprises doivent démontrer la valeur ajoutée de leur compensation, c’est-à-dire qu’elles doivent prouver qu’un projet ne se serait pas réalisé sans la compensation, un exercice qui peut être très difficile. 

Évitement ou retrait des émissions de carbone

Une définition exacte de la compensation est peut-être la question la plus pertinente. Pour la plupart des gens, la plantation d’arbres vient à l’esprit en premier. En fait, il existe deux catégories de mesures de compensation : les projets d’évitement des émissions de carbone, qui mènent à une réduction de ces dernières dans l’atmosphère, par exemple en finançant l’utilisation de carburants à plus faible teneur en carbone ou d’énergies renouvelables, et les projets de retrait du carbone, qui mènent au retrait direct de dioxyde de carbone de l’atmosphère, le plus souvent par des solutions reposant sur la nature, comme la séquestration par les arbres, mais aussi à l’aide de technologies nouvelles de « captage direct du CO2 dans l’air ». Cette distinction que l’on oublie facilement est pourtant fondamentale dans le débat planétaire entourant la décarbonation. 

Une ambiguïté découle également de l’absence d’une norme globale pour distinguer « les émissions nettes nulles » de la « carboneutralité », avec des limites formelles, des stratégies d’atténuation et des échéanciers. À l’heure actuelle, une cible de carboneutralité peut être atteinte en utilisant n’importe quelle intensité ou n’importe quel type de compensation d’émissions de carbone. « À l’heure actuelle, une entreprise peut acheter des crédits carbone pour compenser toutes ses émissions actuelles et ainsi se dire carboneutre », explique George Bailey, consultant principal au sein du service de consultation sur la durabilité de WSP au Royaume-Uni. À l’inverse, le consensus qui émerge en matière d’émissions nettes nulles est que les stratégies devraient éliminer toutes les émissions dans la mesure de ce qui est techniquement possible et conformément à l’échéancier établi dans l’Accord de Paris. « Ensuite, toutes les émissions résiduelles qui ne peuvent être éliminées peuvent être compensées par des retraits de carbone – c’est-à-dire le retrait physique de la même quantité de CO2 de l’atmosphère; ainsi, des émissions nettes nulles signifient que vous retirez autant d’émissions que vous en produisez. Donc, si les projets d’évitement des émissions de carbone constituent un important moyen de réduire la quantité qui entre dans l’atmosphère, dans une perspective de comptabilité des émissions, du carbone doit être retiré de l’atmosphère pour constituer une source d’émissions négative dans une stratégie d’émissions nettes nulles. »

On s’attend à ce que l’adoption généralisée de cette définition des émissions nettes nulles soit imminente et qu’elle sera assortie de directives concernant l’utilisation de la compensation, qui reposeront vraisemblablement sur les principes concernant la compensation des émissions publiés par l’Université d’Oxford en 2020. Cela devrait faire en sorte que la compensation ne soit plus perçue comme une carte blanche pour les pollueurs et envoyer un signal clair quant au coût associé à la production d’émissions de carbone. 

 Quantifier les émissions « résiduelles »

Si les « émissions résiduelles » constituent un élément clés du puzzle, de quoi s’agit-il en pratique? WSP au Canada, explique : « Au fil de leur décarbonation, il est probable que les entreprises plafonnent, toutes les réductions et gains d’efficacité possibles dans leurs mécanismes ayant été recensés – ce qui laisse les émissions résiduelles. Le retrait de carbone pour compenser ces émissions peut constituer un pont vers des émissions nettes nulles ». 

Le niveau de ce plafond varie d’une entreprise à l’autre, selon le type et le lieu de leurs activités, mais il est clair que les défis seront plus grands pour certains secteurs que pour d’autres. L’un de ces secteurs est l’aviation qui, bien qu’il se penche sur la question depuis plus d’une décennie, devrait quand même voir sa proportion des émissions mondiales croître à mesure que d’autres secteurs se décarbonateront. L’aviation est actuellement responsable d’environ 3 % des émissions mondiales, dont quelque 80 % sont liées aux vols long-courriers. « Il n’existe pas encore d’autres moyens de transport viables pour se rendre aux antipodes, explique Tim Morrison. Contrairement au transport terrestre ou maritime, l’ajout d’une batterie ou d’un moteur à hydrogène à un avion n’est pas une option réaliste, et les carburants d’aviation durables ne représentent qu’une fraction de tous les besoins de carburant d’aviation. Compte tenu de la croissance prévue de la demande de transport aérien, la part des émissions mondiales de ce secteur pourrait être de l’ordre de 25 % d’ici 2050 ». 

Bien que les projecteurs soient déjà braqués sur ce secteur, ajoute-t-il, « la pression va devenir beaucoup plus grande au cours des 30 prochaines années ». WSP au Canada abonde dans le même sens : « Les organisations sont scrutées de près et doivent répondre de leurs émissions. La pression sera immense pour qu’elles démontrent, données scientifiques à l’appui, comment elles parviendront à des réductions compatibles avec des émissions nettes nulles. Les risques pour leur réputation et leurs investissements constitueront une grande source de motivation ».

Alors comment un secteur comme l’aviation, ou tout autre secteur à fortes émissions de carbone, s’y prend-il pour atténuer ces risques? Amy Bann, directrice stratégie pour l’environnement et les matériaux chez Boeing, soutient que, si l’innovation est cruciale, l’utilisation de la compensation est incontournable à court terme. « Le secteur préfère et privilégie la réduction directe des émissions grâce aux technologies aéronautiques, aux procédés d’exploitation, aux carburants renouvelables et à d’autres modes de propulsion quand cela est possible. Mais bien que nous soyons toujours à la recherche d’innovations permettant d’accroître l’ampleur des solutions déployées dans le secteur, la compensation a un rôle à jouer dans la stratégie du secteur de l’aviation pour combler les brèches associées aux émissions qui ne peuvent faire l’objet d’une réduction directe. Dans l’ensemble de nos installations, nous réduisons les émissions, accroissons le recours aux énergies renouvelables et achetons des crédits compensatoires pour les émissions restantes estimées. Mais nous prévoyons en compenser moins à l’avenir à mesure que nous faisons des progrès en matière de réductions directes. »

Rétablir la crédibilité de la compensation

Même dans des secteurs à faibles émissions, on s’entend pour dire que peu d’entreprises atteindront l’objectif d’émissions nettes nulles sans aucun recours à la compensation pour leurs émissions résiduelles. Cela va entraîner une hausse de la demande pour des programmes de compensation crédibles, une situation dans laquelle les marchés volontaires du carbone joueront un rôle central.

Ce type de marché a vu le jour il y a 30 ans environ pour permettre à des investisseurs privés, ONG, particuliers et entreprises de compenser leurs émissions par l’achat de crédits carbone. Selon de nombreux observateurs, l’absence de réglementation adéquate au fil des années en a toutefois miné la crédibilité. 

Cette réalité a amené l’Institut de la finance internationale à créer un groupe de travail sur la mise à l’échelle de marchés volontaires du carbone (Taskforce on Scaling the Voluntary Carbon Market ou TSVCM) fin 2020. Lancée par Mark Carney, envoyé spécial de l’ONU pour le financement de l’action climatique, l’initiative menée par le secteur privé vise la mise en place d’un marché efficace et efficient, qui devrait permettre l’émergence d’un prix mondial pour le carbone et fournir aux entreprises des outils et incitatifs pour réduire leurs émissions au plus faible coût possible.

La pression sur les entreprises pour qu’elles réduisent leurs émissions augmente et les investisseurs exigent des plans de transition clairs et crédibles, comme le soulignait sans équivoque Larry Fink, grand patron de BlackRock dans sa lettre de 2021 aux dirigeants d’entreprises, et dans cette optique, « un marché volontaire du carbone qui fonctionne bien jouera un rôle clé dans l’atteinte des objectifs d’émissions nettes nulles et d’émissions nettes négatives », selon le groupe de travail. 

Boeing figure au nombre des 40 membres, représentant tous les segments de la chaîne de valeur du marché du carbone, qui ont contribué à la création du TSVCM. Amy Bann voit l’initiative comme une occasion de définir de nouveaux cadres globaux en matière d’émissions de carbone pour le secteur privé : « Le groupe de travail cherche à transposer dans les marchés volontaires une part de la rigueur et des leçons des marchés réglementés. Le nombre croissant d’engagements d’entreprises se traduit par une hausse de l’achat de crédits compensatoires sur le marché volontaire, et des normes pour ce marché peuvent aider les acheteurs à y voir plus clair dans les critères requis et réduire les coûts des opérations ».   

Le géant industriel allemand Siemens participe également au TSVCM dans le but d’en arriver à un cadre plus crédible de compensation des émissions de carbone. Volker Hessel, directeur du développement durable, convient que le recours à la compensation ne devrait se faire qu’après le recours à des approches rigoureuses de réduction des émissions, comme celles établies par l’initiative Science-Based Targets (STBi). Mais il ne se fait pas d’illusions, sachant très bien que, une fois les gains les plus évidents réalisés, il sera de plus en plus difficile de trouver de nouvelles réductions. Selon lui, trois grandes préoccupations dicteront la stratégie d’achat de Siemens, à savoir, la crédibilité, la transparence de l’établissement des prix et un lien avec des objectifs de durabilité plus larges.

De ces trois enjeux, la crédibilité est le plus important. « Il y a mille et une façons de compenser ses émissions, mais toutes ne sont pas crédibles. La crédibilité compte plus que tout, parce que notre réputation, en tant qu’acheteur corporatif, est liée à la qualité des crédits que nous achetons. Obtenir le meilleur prix est moins important pour nous, bien que, au vu des différences de prix dans le marché, nous aimerions plus de transparence pour nous aider à prendre les meilleures décisions. »

Pour Volker Hessel, la compensation des émissions de carbone est « bien plus que l’achat d’un produit », et il soutient que cette approche a peu de sens si elle ne tient pas compte d’objectifs de développement durable plus larges dans des secteurs donnés, comme le développement communautaire ou la biodiversité. « Nous examinons les projets pour comprendre leur fonctionnement et voir s’ils cadrent avec l’approche globale de Siemens. Les crédits que nous achetons sont ainsi plus intéressants pour nos employés et nos parties prenantes. »

Les avantages potentiels plus larges de la compensation crédible ne s’arrêtent pas là. Si, comme l’estime McKinsey, la valeur d’un marché volontaire fiable du carbone atteint les 50 milliards $US d’ici 10 ans, cela pourrait, en soi, accroître nos chances d’éviter la catastrophe climatique. Il est de plus en plus évident que la gestion de nos émissions passées et résiduelles nécessitera un immense et coûteux effort d’innovation. De nouvelles technologies qui pourraient accélérer les progrès vers des émissions nettes nulles, comme les piles à hydrogène, le stockage par batteries et le captage direct du CO2 dans l’air et son stockage, évoluent rapidement, mais notre mode de vie moderne repose toujours en bonne partie sur des produits et activités à forte intensité carbonique, allant du transport à l’agriculture, pour lesquels nous n’avons pas encore trouvé de solutions de rechange à faible intensité de carbone. Les marchés volontaires du carbone pourraient-ils aider à générer les fonds nécessaires pour assurer le succès de ces technologies transformatrices? La compensation ferait alors bel et bien partie de la solution pour des émissions nettes nulles.