Pour atteindre l’objectif « zéro émission nette » d’ici la moitié du siècle, il faudra atteindre un délicat équilibre entre les priorités environnementales, sociales et économiques et tirer des leçons de nos erreurs du passé. On pourrait considérer, par exemple, que l’économie du Royaume-Uni n’a pas réussi à s’« autocorriger » dans les années 1980 en raison d’une inadéquation entre les facteurs sociaux et économiques. En fait, la perte d’emplois avait souvent lieu dans d’autres régions que celles où les nouveaux postes étaient créés, et les compétences requises pour exercer les anciens et les nouveaux emplois étaient très différentes.
Pour réussir une transition écologique équitable, nous devrons faire preuve de prudence en matière de gouvernance, explique Gregory Richards, qui dirige les engagements commerciaux en matière de développement durable de certains investisseurs institutionnels : « La transition vers une économie neutre en carbone nécessite de bouleverser les bases économiques sur lesquelles notre société repose depuis des générations. » Il incombe aux décideurs politiques, avec l’aide des parties prenantes de l’industrie et d’ailleurs, de s’assurer que tous les travailleurs peuvent contribuer à cette transformation.
D’après Moustapha Kamal Gueye, le besoin de consensus social est primordial et se trouve au cœur même de l’approche tripartite de l’OIT, qui rassemble les gouvernements, les travailleurs et les employeurs. « Il est impératif que les dirigeants et les décideurs de ces trois groupes harmonisent les mesures sociales aux politiques climatiques visant l’atteinte de l’objectif zéro émission nette, dit-il. Le dialogue social fait partie intégrante de la création des politiques et de leur application à tous les niveaux. Sinon, les éléments considérés comme moteurs pourraient en réalité freiner les actions. »
Le mouvement des « gilets jaunes », qui est apparu en France en 2018, illustre parfaitement ces tensions. Cette contestation populiste en faveur d’une plus grande justice économique a vu le jour en raison de la taxe carbone (ou « contribution climat-énergie »), qui a été adoptée par le gouvernement français en 2013. Cette taxe a essentiellement touché les personnes à faibles revenus puisqu’elle a fait augmenter les prix de l’essence pour le grand public tout en exonérant certains secteurs industriels.
Les problèmes comme la justice sociale sont intrinsèquement politiques, et donc diviseurs. Pourtant, Elliott Cappell de WSP croit qu’il doit être possible de dépolitiser la transition vers l’objectif zéro émission nette. « Trop mettre l’accent sur la justice sociale, c’est risqué de se faire accuser d’être un “melon d’eau”, c’est-à-dire vert à l’extérieur et rouge à l’intérieur. Pour éviter cela, dit-il, chaque politique ou décision en matière d’investissement doit être présentée non seulement de manière à montrer en quoi elle favorise l’atteinte des objectifs climatiques à long terme ou de l’égalité sociale, mais aussi en quoi elle revêt des avantages tangibles au quotidien, ce qui entrainerait moins de divisions au sein de la population. Par exemple, nous savons que la gestion de nos bâtiments vieillissants est essentielle pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Les gens qui vivent dans des appartements datant de plusieurs dizaines d’années sont principalement préoccupés par les pannes d’ascenseur, le manque d’air conditionné, le froid et les courants d’air. Grâce aux rénovations qui permettent un meilleur rendement énergétique, nous pouvons rapidement créer des emplois facilement accessibles, réduire les émissions et bâtir davantage de villes où il fait bon vivre. Finalement, c’est ce que recherchent la plupart des gens. »
Au Chili, une approche similaire permet de ne pas miser principalement sur la gestion des changements climatiques pour encourager la décarbonisation. La dépendance historique du pays à l’importation d’énergie fossile a incité le gouvernement à favoriser les initiatives nationales de production d’énergie renouvelable, notamment dans les secteurs des énergies solaires et hydrauliques, et plus récemment dans celui de l’hydrogène. Cela a permis de créer des emplois et des occasions d’affaires. Néanmoins, c’est l’amélioration du mode de vie des Chiliens partout au pays qui a favorisé l’adoption de ces initiatives.
« L’accès à de l’énergie propre et abordable produite par des installations solaires est particulièrement intéressant pour les régions froides et peu peuplées du sud du Chili, où les maisons sont généralement chauffées au bois, ce qui est très polluant et influe grandement sur la qualité de l’air », explique Juan Pablo Negroni, gestionnaire, Énergie, gaz et désalinisation chez WSP Chili. Il ajoute que le déploiement d’un parc de 1 000 bus électriques dans la capitale nationale, Santiago, comporte des avantages tout aussi concrets. « Il a fallu investir pour renforcer la fiabilité du réseau électrique de la ville, qui tombait parfois en panne, ce qui a profité aux résidents tout en permettant de créer des emplois dans la maintenance des dispositifs de recharge électrique. »
Cette prise de conscience, selon laquelle maximiser les avantages d’une initiative pour la population permet de garantir son adoption, gagne du terrain partout ailleurs. La West Midlands Combined Authority (WMCA) qui est responsable de Birmingham, la deuxième plus grande ville du Royaume-Uni, a sollicité WSP pour concevoir son premier plan d’action sur cinq ans en misant sur les cinq principes suivants : s’assurer que personne n’est laissé pour compte dans la transition, investir dans la résilience des lieux, s’appuyer sur son passé industriel pour créer un nouvel avenir, concevoir des lieux et des connexions qui aident à relever les défis climatiques et dissocier la prospérité de la consommation énergétique et de l’utilisation des ressources.
« Il y a beaucoup d’éléments techniques associés à la décarbonisation d’une région tout entière. Aussi, les responsables de la WMCA tiennent à avoir un marché du travail robuste sur lequel s’appuyer, explique Jim Coleman de chez WSP. Ils veulent savoir quel type d’emplois cela permettra de créer, où et quand, et comment s’y prendre pour requalifier la population. »